Avant que le parc Jean-Jacques Rousseau (1) devienne un lieu de promenade pour les communs des mortels, il fut durant un temps un lieu de pèlerinage littéraire. Robespierre, Danton, avaient foulé avant nous cet ancien marécage pour lui rendre hommage. Elle en avait eu vent et s’imaginant qu’il lui suffirait de côtoyer l’écrivain à titre posthume pour déjouer les affres de la page blanche, elle s’autorisa durant une petite semaine à s’isoler sur l’île des peupliers d’ordinaire défendue.
J’avais pour habitude de fréquenter quotidiennement le jardin à l’anglaise dès les journées de printemps jusqu’à la fin de l’automne. Jamais je ne l’avais aperçue auparavant. Qu’avait-elle bien pu raconter au gardien pour que ce dernier autorise une telle promiscuité avec le génie de la contemplation ? Quoi qu’il en soit, la silhouette était assise sur le cénotaphe, visage en direction du soleil, calepin sur les genoux et un crayon entre les dents. Un canoë, je supposai son canoë, était amarré à un peuplier. Elle avait pagayé sur l’étang interdit à la baignade comme à la navigation. Personne ne sembla prêter attention à sa présence. Les badauds circulaient sur les chemins balisés, posant le regard sur la végétation, les libellules, les scarabées rhinocéros ou encore sur quelques bousiers devenus une espèce en voie de disparition. Les bancs des mères de famille (2) étaient occupés par des mégères à la bouche en canard, toujours prêtes à colporter les rumeurs des habitants de cette commune embourgeoisée (3). Des amoureux d’un âge mûr, s’étreignaient au pied du temple de la philosophie (4), et moi, conquis par l’audace, le coude sur l’autel de la rêverie (5), je l’observai sans perdre une miette de ses postures changeantes, motivées par les engourdissements de ses membres maltraités par une texture froide et dure. Je décidai de partager mon temps avec le sien. Je l’imitai à ne rien faire. Je lui devais bien ça, elle qui avait fait renaître en moi l’émoi. À l’approche de la fermeture du parc, les visiteurs quittèrent le lieu, nous laissant en tête-à-tête. Certes, c’était un aparté singulier. Durant quatre heures, j’avais partagé avec cette sirène désorientée, de la béatitude, de la quiétude faisant naître une obsession mesurée. Lorsqu’elle quitta sa retraite insulaire, je pris mon courage à deux mains, mes jambes à mon cou, et allai à sa rencontre. Je pressai le pas. Quel gentleman arriverait en retard pour lui tendre une main ? Elle était à moins d’un mètre de l’embarcadère lorsque je me présentai. Elle ne répondit pas spontanément à mon bonjour mais dans un parc le silence n’est jamais de mise. Le bruit des herbes folles, le chant des oiseaux, le clapotis de l’eau causé par les risées des vents et ma voix, timide, peu audible pouvait ne pas avoir été entendu. Nos regards finirent par se rencontrer. Elle me tendit son carnet, son crayon, passait la corde autour du taquet et posait un premier pied sur le minuscule quai, l’équilibre fragile. Lorsque je lui tendis la main pour débarquer sur la berge, elle refusait, feignant de ne pas avoir compris ma bienveillance.
— Je ne parviens plus à écrire, finit-elle par me confier, la gorge nouée. Je dois rendre un devoir, le numéro 7. Je cherche la bonne histoire depuis plusieurs jours. Rien. C’est le néant.
Elle reprit son souffle et ajoutait :
— Je suis trop orgueilleuse. Je n’ai pas voulu prêter attention aux premiers symptômes, me disant que demain serait un jour “avec”. Mais la page blanche persiste. J’ai changé de support. Un tableau noir. Mais la craie, blanche elle aussi, n’a pas désamorcée la peur de ne plus être innovante. Écrivez-vous, finit-elle par me demander ?
— Peu.
— Vous voilà à l’abri de bien des tourments alors, renchérissait-elle.
Je hochai la tête pour seule réponse, gardant en mon fond intérieur que sa compagnie m’avait causée de l’agitation.
— Flirtez-vous souvent avec ces espaces ?
— Parfois, me préservai-je.
— Vous répondez toujours de la sorte ? Par un adverbe commençant par la 12e consonne de l’alphabet ?
— Ponctuellement, ripostai-je
— Viendrez-vous demain ?
— Peut-être.
— Vous avez l’esprit vif. Vous pourriez m’être utile, qui sait ?
— Probablement.
Elle sourit, vérifia une dernière fois le nœud de marin et me laissa sur place prenant la poudre d’escampette à grandes enjambées. C’était là une première indication de ses mauvaises habitudes à marcher seule. Elle oubliait l’autre. Et elle n’avait pas fait exception avec ma personne. À l’occasion, il me faudrait lui faire comprendre qu’un sagittaire est susceptible et que je mérite davantage d’attention. On ne m’abandonne pas de la sorte sans prononcer un « non merci ».
*
Alors que rien n’avait été promis, je m’étais mis en tête de me présenter le lendemain avec une solution en poche. Pour cela, j’avais consacré une grande partie de ma nuit à lire les confessions d’auteurs plongés dans les méandres de la page blanche. Quelques spécialistes précautionnaient d’écrire quoi qu’il en coûte, d’autres suggéraient d’abandonner les rituels d’écriture, d’occuper d’autres espaces, de lire, de pasticher. Mais paresser ne semblait pas être le remède. C’est alors que je me suis souvenu d’avoir été heurté par une production cinématographique basée sur le roman de Stephen King (6). L’intrigue était centrée sur un auteur retenu captif par une fan obsessionnelle qui l’obligeait à réécrire la fin, jugée à son goût frustrante et décevante. Que penserait-elle de repenser la chute de ce thriller avant de se reconsacrer à son exercice dont j’ignorais encore l’enjeu ? Je réservai un exemplaire de ce best-seller auprès d’un leader de la distribution de biens culturels. Peut-être apprécierait-elle une lecture de quelques passages pour s’approprier le personnage de Paul Sheldon ? Alors que je m’apprêtais à fermer les yeux, bien décidé à pioncer avant d’endosser le rôle d’un coach lucide et efficace, je fronçai les sourcils de nouveau soucieux causé par une nouvelle pensée. Dans le cas où elle choisirait d’incarner Annie Wilkes, cela voudrait-il dire que je m’apprêtais à côtoyer une désaxée ?
*
J’ai inspiré à fond, les yeux rivés sur l’appontement. Le canot n’était plus arrimé. Aucune ondulation sur la surface de l’eau indiquait qu’elle était sur le point de retrouver son cloître à ciel ouvert. J’ajustai ma vue jusqu’à l’île. Elle était là dans la même position. Pour le coup, il était inutile de me cacher comme je l’avais fait toute la journée précédente. Je déployai donc mon barda à sa vue, tout près du bord et il ne lui fallut pas longtemps pour me héler.
— Eh ! Vous en avez mis du temps, criait-elle
— J’ai quelque chose pour vous. Êtes-vous prête à travailler ?
— Oui je le suis, ajouta-t-elle enjouée de relever un défi.
— Parfait ! Je pique-nique et je reviens vers vous !
— Vous quoi ?
Je n’étais pas d’ordinaire vindicatif, mais elle méritait bien une petite leçon. Je pris donc mon temps pour déjeuner, puis m’allongeai le livre en main.
— Maintenant vous lisez ?
— Vous êtes une fine observatrice. C’est semble-t-il un bon début pour devenir écrivaine. Voulez-vous que je partage avec vous cette lecture ?
Et c’est comme ça que tout commença entre nous. Chaque jour, elle se prêtait aux exercices sans rechigner. Nous nous observions, échangions finalement peu et nous nous quittions sans promesse de lendemain. Il nous aura fallu pas moins d’une réécriture, d’une dictée, et d’une bouteille à “l’étang” pour nous apprécier. Si elle était audacieuse et vive, je n’étais pas dépourvu d’idées et c’est le sourire aux lèvres que le cinquième jour, j’arrivai au parc avant elle. J’empruntai son canoë, son carnet et son crayon laissés par négligence dans l’embarcation. Durant deux heures, je l’attendis. Lorsque je compris qu’elle ne se présenterait plus, je revins sur la berge et pas sans appréhension, je pris connaissances de ses travaux. Concernant Misery, elle n’avait ni endosser le rôle de l’écrivain, ni celui de la fan atteinte de troubles bipolaires. Elle avait simplement changé le titre. Lors de la dictée, elle avait inscrit uniquement les mots commençant par la lettre P. Quant au message glissé dans la bouteille, elle avait tellement appuyé sur le crayon que l’on pouvait déchiffrer sur la page suivante : oui, merci.
Elle avait provoqué l’ascenseur émotionnel que je redoutais tant. Conquis mais également amer que cette aventure s’achève sans plus gros challenges, je gravai un P et une étoile sur le banc de l’embarcation. Fébrile, je remontai le chemin en direction de la sortie lorsque le gardien vint à ma rencontre.
— Ce matin, elle m’a donné cela pour vous en précisant que je devais attendre votre départ pour vous confier le pli. C’est une femme étonnante, ne croyez-vous pas ?
— Pleinement répondai-je. Attendez ! Une question me taraude. Que vous a-t-elle dit pour que vous l’autorisiez à se retirer sur l’île des peupliers ?
— Oh ! Que c’était une histoire de vie ou de mort.
— Et vous l’avez crue ?
— Elle a été convaincante souriait-il, le visage ouvert.
*
Rentré, un verre à la main, je décachetai l’enveloppe et lisai :
Si devenir une muse ne vous effraie pas, je vous prie d’accepter le contrat annexé.
*
Contrat :
Déclaration préliminaire :
Il est entendu entres les parties que ce contrat a une valeur morale, qui relie les deux parties dans un mutuel accord. Il n’a donc aucune valeur légale au sens strict de la loi.
La muse, accepte au meilleur de ses qualités d’acteur, de jouer quelques saynètes imaginées par l’auteure dans le seul et unique but de l’aider à écrire l’exercice 7.
Clauses communes :
Ce contrat prendra effet à compter de la date de la signature des 2 parties, la vielle du départ pour une destination précisée en bas de contrat.
Il lie la muse à son auteure pour une période de 2 jours, sous réserve des conditions d’annulation discutées en collaboration.
Il n’est pas envisagé à la date de la signature, une tacite reconduction si le travail était inachevé. En d’autres termes, le contrat n’est pas reconductible automatiquement.
Le contrat ne peut être modifié que par l’accord des deux parties.
Droits et obligations de la muse :
Il ne sera pas exigé de la muse, une participation sexuelle, ni même érotique.
Les scènes de tendresse proposées à l’acteur en herbe pourraient être rediscutées avec l’auteure si ce dernier jugeait le scénario trop intimiste. Il ne peut toutefois pas systématiquement être rediscuté sous prétexte que l’imagination de l’auteure ne sied pas à la muse.
La muse aurait la possibilité de faire force de proposition s’il estimait que le scénario était incomplet pour coller au mieux à une scène authentique. Il veillerait alors à respecter le thème et le genre de l’exercice.
Sont interdits : les baisers sur la bouche, les gestes violents, les mots orduriers. Sont exigés : de la bienveillance, du respect et beaucoup de gentillesse.
La muse ne pourra pas divulguer les scènes imaginées par l’auteure à son entourage, comme à ses collègues et toute autre personne de près comme de loin, sans l’autorisation de l’auteure.
La muse s’engage à jouer les scènes sous fond musical choisi par l’auteure.
Obligation de l’auteure :
Pour des raisons pécuniaires évidentes (l’auteure n’ayant pas encore gagné au loto et reçu des royalties de droit d’auteur), un espace partagé mais confortable sera offert à la muse.
Le transport et les repas seront pris en charge par l’auteure. Les choix des menus se feront en concertation.
L’auteure s’engage à partager avec la muse, le fruit du travail de collaboration avant l’envoi du texte au correcteur.
Lieu : Avignon
Réponse à déposer au gardien au plus tard demain, midi. La création n’attend pas !
- Parc Jean-Jacques Rousseau – Oise (60)
- Installations de tables et bancs à proximité de la prairie arcadienne.
- Ermenonville
- Conçu par Hubert Robert, consacré à Michel de Montaigne. Les six colonnes toscanes représentent six hommes qui étaient jugés utiles à l’humanité par leurs écrits ou leurs découvertes (Isaac Newton, René Descartes, Voltaire, William Penn, Montesquieu et Jean-Jacques Rousseau).
- L’Autel de forme ronde est accompagnée d’une inscription : à la rêverie, ajouté postérieurement à la visite de Jean-Jacques Rousseau
- Misery