Divers

Chapitre 4

Si j’avais écouté les recommandations parentales, les mises en garde amicales, je n’aurais pas signé pour une vie professionnelle impliquant solitude, aventures et défis.  Les dangers, les énigmes rythmaient mon souffle, motivaient mes décisions et orientaient mon dessein. Ce capitaine, par son attitude éhontée et sibylline, avait déclenché une irritabilité et provoqué de l’émoi. Je ne trouvais pas, depuis que j’étais sur ce fichu bateau, une rémission que je jugeais indispensable avant d’affronter les confrères pointilleux et revêches. Animer les conférences et les débats destinés à diminuer les risques naturels d’une planète en rébellion, contre les actions spéculatives et destructives, me demandait rigueur, sérieux et investissement total. J’aimais d’ordinaire, inspirer la tranquillité avant d’expirer des discours rhétoriques et moralistes.  Et là, rien ne se passait comme à l’accoutumée…

J’enfilais le kimono de soie sans me sécher et passais la tête entre l’encadrement de porte, pour vérifier que j’étais seule. Le plateau-repas, déposé sur le bureau, embaumait la cabine d’un subtil mélange de sucré salé. Un verre de vin, une coupe gorgée de fruits charnus et parfumés et une assiette creuse au contenu mystérieusement dissimulé, excitaient les papilles et la muqueuse olfactive. J’allumais l’ordinateur et harponnais la flûte pour une dégustation à moindre effort. J’avais besoin d’un remontant. Affamée, je soulevais précautionneusement la cloche et découvrais, de petits crustacés à dix pattes, ensuqués et transpirant l’alcool. L’un des arthropodes, détenait dans une pince, un papier roulé. Il me fallait y mettre les doigts. Pfff ! Tout ce que je détestais. Même les asperges, les feuilles d’artichaut, le hamburger étaient dégustés avec des couverts. Prudence oblige, je saisissais la fourchette à poisson et bousculais la bestiole pour m’assurer de la rigidité cadavérique. La chair, corsetée dans une carapace fumante mais souple, écartait la mutilation d’une phalange. Soulagée de constater que je n’avais pas à mener bataille mais tourmentée de me graisser l’épiderme, j’enfilais la curette dans le creux du papyrus et dégageais le message. Sur le recto, il avait inscrit le menu livré : langoustines flambées, soupe de fraises, vin de glace du Canada. Sur le verso, un lien hypertexte. La connexion au wifi, instable, ne me permettait pas de consulter dans l’immédiat, l’information que je supposais être, en lien sur la breloque augurale (1).  Tant pis. Demain, si la météo daignait nous épargner, nous devrions accoster à Québec. Deux jours d’excursions pour les touristes. Pour moi, deux journées d’échanges avec quelques directeurs d’ONG. La conférence sur le dégel du Permafrost devait se tenir à quelques miles de là et c’était l’occasion de peaufiner mon dossier avant d’exposer devant quelques scientifiques, les menaces, les enjeux et les conséquences d’un réchauffement climatique en arctique. À la pause méridienne, j’en profiterai pour me connecter et prendrai connaissance de ce qui devait être une devinette, tout au plus, un indice grotesque.

Je ne cessais de m’interroger sur ses intentions. Pourquoi, alors qu’à chacune de nos rencontres, nous semblions nous évertuer à nous asticoter, à nous railler, me témoignait-il de l’attention ? Je ne devais pas me laisser happer par un charme, une aisance naturelle.  Les hommes, je les aimais de loin. Trop inconstants, trop frivoles, trop immatures, trop mystérieux et trop égoïstes. C’était bien trop de souffrance pour si peu de bonheur lorsqu’ils prenaient la poudre d’escampette pour d’autres yeux. Je tenais à ma liberté, à mon indépendance et à garder à l’esprit, que j’étais plus maligne que toutes ces poupées, prêtes à donner de leur personne pour qu’ils se sentent vivants et concèdent en retour, une tendresse mesurée.

Rassasiée, je me glissais sous la couette lorsque mon portable bipa. Le message, rédigé par mon directeur, m’indiquait que le rendez-vous organisé à la bibliothèque et archives nationales de Montréal était annulé. L’agression sur un écrivain, visé par une fatwa, avait créé un chaos. Il ne voulait prendre aucun risque devant l’impopularité de quelques têtes décisionnaires et experts présents. Il me libérait de mes obligations et me sommait de profiter de quelques jours de vacances imposés.

« Participez aux animations proposées sur ce navire de croisière pour vous détendre, vous amusez ! Voilà plusieurs mois, que vous bossez sans prendre un congé. Oubliez les textos, les mails, et consacrez-vous à vos passions ! Quittez votre cabine pour vous joindre à un groupe de bout en train, et revenez moins pâlotte. C’est un ordre » ! avait-il écrit pour clore le billet.

*

Il devait être 23h30, lorsque je finis par retrouver une sérénité tant que ça me rendait dingue de modifier un agenda enrichi de notes diverses, de tâches à accomplir et d’événements à honorer. Mon Bullet Journal devenait un ramassis d’artifice sans que je n’en sois l’instigatrice et cela ne me plaisait guère. Il faudrait que je songe à laisser tomber cette obsession de garder une activité analogique pour ne passer qu’au numérique. Le flanc du carnet dans la main droite, le pouce feuilletait nerveusement les pages. Un chahut inaccoutumé me sortit de mon désappointement. Les voisins se querellaient. Le verbe était soutenu, les ripostes vives. Et puis plus rien ! Aucun son, excepté celui de ma respiration.

*

Réveillée par le tintamarre de cris éraillés, je compris que nous étions sortis d’affaire et que le colosse des mers avait amarré. Quelques goélands argentés piaffaient sur la balustrade de l’étroit balcon. Qu’allais-je bien faire de cette journée ? Tirer profit de ce repos obligatoire pour me pencher sur le caractère délétère de ce qui ressemblait à une dent, une pièce, un poil et à des éclats de cailloux ? Pourquoi pas ? Ce n’était pas comme si plusieurs choix s’offraient à moi. Bon ! c’était décidé. J’allais me consacrer à ce phénomène irrationnel. Les marins croient aux superstitions : la femme à bord, le lapin, la cigarette, siffler, appareiller un vendredi…

Après tout, y consacrer du temps pour ensuite repousser le mégalo dans ses buts, était plutôt jouissif et très excitant. Go ! Direction les archives et la salle de microfilms.

(1) Augural : relatif aux présages

Texte définitif : XIX.VIII.MMXXI