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Chapitre 2

Un soir par semaine, tous les pérégrins étaient conviés à la traditionnelle soirée de gala, où le commandant posait à côté des estivants narcissiques, fiers d’exposer, une fois la croisière terminée, le cliché sur la porte du réfrigérateur. La météo ne s’était pas arrangée et il n’y avait pas l’ombre d’un touriste pour taquiner l’objectif et assister au dîner de réception. Deux membres d’équipage, présents initialement pour rabattre du client vers le photographe, jacassaient sans discrétion. Préoccupée par ma découverte de l’après-midi, je ne prêtais pas grande attention à cette mise en scène et avançais d’un pas lent vers le vestibule lorsque je me retrouvais éblouie par un flash.

– Allez ! Souriez comme vous le faisiez tout à l’heure aux créatures marines venant taquiner la houle, gaussa-t-il.

Son sourire, large et chaleureux m’invitait à la grimace.

– Ôtez votre main. Je ne suis pas votre otage et le shooting n’est pas ma tasse de thé, ventriloquais-je, coincée dans un rictus forcé et hébété.

– Voilà ! Vous êtes parfaite. Encore une, ordonna-t-il au cadreur avant de gronder « à la passagère suivante ».     

Propulsée obligeamment, mais fermement sur le côté, je me retrouvais adossée à un pilier, désarçonnée et troublée par l’arrogance, l’impudence et l’aplomb de ce navarque* moderne. L’inconnu du pont, avait abandonné la tenue décontractée pour un uniforme blanc, enrichi d’une paire d’attente brodée de fils dorés et d’un couvre-chef bicolore. Il n’était autre que le capitaine de vaisseau.

Ébranlée, mais pas vaincue, j’entrais, chancelante dans le salon.

Un pianiste, accompagné d’une choriste, vocalisait « Je t’aime encore** »

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La mélodie invitait à valser à petits pas. Un couple, endimanché, smoking et robe de couturier, paumes sur paumes, corps rapprochés et regards accrochés, se défiait.

Les tables décorées d’argenterie, de porcelaine fine, et de lin blanc, dépourvues de plaisanciers huppés, me rappelaient une gravure argentique du Titanic. Lambris sculpté, boiserie en acajou, moulures florales, lustres en cristal, voilage de soie et fauteuil en velours. C’était sobre mais chic. Une hôtesse, avenante et aimable, m’invitait à prendre place où beau me semblait. Vue sur l’océan me parut essentiel et je traversais, pour atteindre mon but, la piste de danse sans prêter attention, qu’il était là, encore.

Les yeux brillants, la main tendue et dégantée, il articula, sourire en coin.

– Le hasard ! Une puissance étonnante, ne trouvez-vous pas ?

– Cessez ! Vous saviez que vous prendriez l’avantage sur les prochaines rencontres. Faites donc profil bas devant la tricherie !

– Je vous en prie. Pardonnez ma hardiesse et concédez-moi quelques pas cadencés. Je vous promets d’épargner vos pieds.

– Je ne chaloupe pas avec un étranger.

– Alors il me reste à me présenter. Je suis le … Sans lui laisser le temps de terminer sa phrase, j’ajoutais

– Je sais qui vous êtes. Un imposteur.

– Cela me convient. Maintenant que je suis l’homme que vous souhaitez que je sois, dansez avec moi. Regardez autour de vous ! Voyez-vous un autre cavalier prêt à vous faire gambiller ? Oublier la raison pour laquelle vous êtes sur ce bateau et laissez-vous emporter par cet adagio***

Sa bouche, l’effluve de son baume après rasage, l’intensité de son regard et la tunique décorée me fit perdre pied et toute réalité. J’acceptais en oubliant que je te portais, au milieu d’un décolleté discret, le butin trouvé sur le pont.

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* Navarque : commandant d’une flotte, dans l’antiquité grecque.

** « Je t’aime encore » – Lara Fabian – Extrait Anna Karénine – Film de Joe Wright

*** « Adagio » Albinoni- interprétation Hauser – Orchestre à cordes et orgue

XXVI.IV.MMXXII

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